FIFA+
Qualifier la sélection masculine de second couteau paraissait même flatteur. Elle n’avait plus atteint l’Hexagonal, la dernière phase des préliminaires mondialistes de la CONCACAF, depuis plus de 20 ans et aucune équipe de la région ne s’était inquiétée à l’idée de l’affronter sur la route du Qatar.
Et pourtant, les Canucks se sont non seulement qualifiés avec une journée d’avance, mais ils ont fini en leaders de la CONCACAF. Comment ont-ils fait ? “En deux mots : John Herdman. C’est tout”, répond sans hésiter le gardien vétéran Milan Borjan.
Herdman est l’homme-providence du Canada. Il s’est aussi montré capable de mettre sa réputation en jeu, si le jeu en valait la chandelle. Il a pris le risque de renoncer à diriger Christine Sinclair et consorts, parce qu’il pensait que conduire leurs homologues masculins à une Coupe du Monde “pourrait changer le football dans ce pays”, a-t-il expliqué. Les faits lui ont donné raison.
Reste qu’après avoir réussi sa première mission, Herdman se voit confronté à un dilemme. Jusqu’ici, sa stratégie s’est fondée sur l’ambition, une énorme ambition. Le succès spectaculaire de ses hommes n’est rien de moins que ce qu’il avait exigé dès sa prise de fonctions. Osera-t-il adopter la même approche lors de la première Coupe du Monde du Canada en 36 ans, face aux poids lourds du ballon rond, dont la Croatie et la Belgique, toutes deux montées sur le podium il y a quatre ans ?
Herdman a abordé cette question et de nombreux autres sujets avec son intelligence et sa franchise habituelles dans un entretien exclusif avec FIFA+.
John, quelles sont vos priorités d’ici la Coupe du Monde de la FIFA ?
John Herdman : L’une des priorités internes est d’étudier nos adversaires et de chercher des moyens de combler l’écart qualitatif auquel nous devrons faire face. Nous nous concentrons aussi sur l’état d’esprit et la culture d’équipe pour amener les joueurs à franchir un nouveau palier, ainsi que sur la mise en place d’un plan tactique qui nous donne une chance d’être vraiment compétitifs.
Les joueurs doivent travailler dur pour faire bonne figure au Qatar et ils s’y sont déjà mis. Ils sont conscients des obstacles à surmonter, mais aussi de la possibilité de réaliser quelque chose de grand, un exploit personnel. Du côté de l’encadrement, nous voulons créer un environnement qui aide nos hommes à atteindre le niveau de performance requis.
Concernant l’écart qualitatif, vous vous êtes déjà montrés capables de combler l’énorme fossé qui vous séparait de pays comme les États-Unis et le Mexique en Concacaf. Cette expérience vous servira-t-elle ?
Herdman : Elle est importante. En juin, nous nous sommes penchés avec l’équipe sur ce qui nous avait permis de prendre la tête de la Concacaf et de revenir en Coupe du Monde après une absence de 36 ans. Nous avons identifié de nombreux éléments clés, parmi lesquels la solidarité, l’esprit d’équipe qui a gardé le groupe sur les rails, l’habileté de nos attaquants et de nos arrières, ou la qualité de nos transitions. En Concacaf , nous étions les meilleurs dans certains domaines, dont l’un était notre capacité à marquer quand l’opposition était désorganisée.
Mais nous avons réalisé que ce qui nous avait conduits au succès en Concacaf ne nous conduirait pas nécessairement au succès en Coupe du Monde. Les joueurs arriveront en terrain totalement inconnu. Nous serons des outsiders dans chaque match. La mentalité d’outsider est à la fois un avantage et un inconvénient. Nous avons dû examiner de près ce qui sera différent, ce que nous devrons changer pour inspirer une nation, et ce qu’il faudra faire pour que les joueurs profitent pleinement de la Coupe du Monde en y donnant le meilleur d’eux-mêmes.
Quelle part de votre travail consacrez-vous actuellement à gérer l’aspect psychologique et la mentalité d’outsider ?
Herdman : J’estime qu’un mauvais état d’esprit sape la structure et les compétences. C’est donc la part la plus importante de ma tâche. On peut avoir un excellent plan tactique, passer des mois à étudier ses adversaires, cela ne servira à rien si l’état d’esprit ne suit pas. C’est pourquoi nous avons mis l’accent sur cet aspect. Nous devons aussi gérer la mentalité d’outsider avec prudence, car elle sous-entend que l’on n’est pas assez bon.
Nous avons essayé d’analyser le concept du combat de David contre Goliath, parce que nous allons affronter deux géants du football mondial. Nous ne pouvons pas déployer un jeu conventionnel, comme le feraient des équipes de même niveau. Nous devons chercher le moyen de faire la différence et trouver un facteur X. À cette fin, nous avons voulu examiner toutes les raisons pour lesquelles David avait été favorisé, pour ensuite étudier la façon dont nous pourrions être favoris dans ces matches. L’objectif est de penser autrement.
Certains joueurs sont sans doute amusés par la question sur David/Goliath. Mais ils savent que nous avons déjà accompli un parcours exceptionnel et que certaines qualités nous mettent en très bonne position de réussir et d’aller loin dans le tournoi.
Lors des qualifications, vous avez clairement indiqué que vous ne comptiez pas vous contenter de la dernière place, ce qui aurait déjà été un exploit en soi, mais que vous visiez la tête du classement. A-t-il été facile de fixer des attentes et des ambitions pour la Coupe du Monde ?
Herdman : C’était le but de nos réunions de juin. Il n’était bien sûr pas question de sortir les objectifs d’un chapeau. Les ambitions doivent être fondées sur la conviction qu’elles peuvent être réalisées. Nos objectifs en CONCACAF ont toujours été de casser les codes et de nous surpasser. Le groupe a adopté cet état d’esprit et a utilisé chacun de nos rassemblements pour monter en puissance et écrire l’histoire.
Les joueurs savent maintenant que s’ils croient dans quelque chose et qu’ils s’y investissent, tout devient possible. Au début de notre parcours, lors de ma première réunion avec eux en 2018, je leur ai dit : “Je ne suis pas là pour vous préparer aux qualifications ou à gagner le match à venir. Je suis là pour vous préparer en quatre ans à être la première équipe canadienne à marquer, à obtenir des résultats et à passer le cap de la phase de groupes d’une Coupe du Monde”. Ils se sont demandé d’où je sortais. Mais aujourd’hui, ils y croient.
Alphonso Davies sera l’un de vos joueurs clés au Qatar. Il a récemment annoncé qu’il ferait don des gains remportés lors de la Coupe du Monde à des œuvres caritatives. Sa décision correspond-elle à ce que vous savez de son caractère ?
Herdman : C’est un homme exceptionnel, un homme de cœur. Il est issu d’un pays déchiré par la guerre et son expérience de la vie a forgé sa personnalité et ses valeurs. Alphonso est une star mondiale et l’argent n’est pas sa principale motivation. Certains joueurs canadiens sont loin de bénéficier des mêmes revenus et les gains de la Coupe du Monde seront très importants pour eux. Son geste est magnifique et nous sommes tous fiers de lui.
Lors du tirage au sort, votre groupe a été décrit par certains comme l’un des plus intéressants et des plus prometteurs. Partagez-vous cette opinion ?
Herdman : Tout à fait. C’est enthousiasmant pour les joueurs, l’encadrement, les fans et le pays tout entier. Nous aurions pu regretter de ne pas avoir été versés dans une poule plus facile, mais l’histoire n’aurait pas été la même. Quand la Belgique et la Croatie sont sorties du chapeau, nous nous sommes frotté les mains, parce que nous allons vivre une expérience extraordinaire.
Nous voulons profiter à fond de notre aventure en Coupe du Monde. L’essentiel pour moi est de ne pas stresser les joueurs en leur imposant des attentes absurdes ou une grosse pression. Nous voulons qu’ils se sentent libres de se jeter dans la bataille contre les De Bruyne, Lukaku et Modrić, et qu’ils savourent la chance de repousser leurs limites face à ces grands noms du football. En tant qu’entraîneur, je sais que je serai un héros ou un zéro. C’est la loi du métier. Je serai soit applaudi pour mon génie tactique, soit dénigré pour ma naïveté. Mais je tiens à prendre mes décisions avec la même liberté que je laisse à mes joueurs.
Êtes-vous impatient de vous frotter à des sélectionneurs du calibre de Roberto Martinez et Zlatko Dalic ?
Herdman : Je vais apprendre énormément de ces face-à-face. J’ai pris plaisir à étudier ces entraîneurs et leur progression depuis 2018, la façon dont Martinez, par exemple, a opéré quelques ajustements et adapté son équipe parce que certains de ses joueurs ont pris de l’âge. J’ai déjà l’impression de m’améliorer en tirant des enseignements de leurs expériences, en écoutant leurs interviews et en essayant de les comprendre.
Je continue de grandir et d’évoluer. Je sais que quoi qu’il arrive, une meilleure version de moi-même sortira de cette Coupe du Monde. En attendant, je me régale. En ce moment, je suis payé pour observer De Bruyne à la loupe. Un pur bonheur ! (rires)
Lorsque vous avez affronté le Mexique à l’Azteca pendant les qualifications, vous avez confié “être tombé amoureux du football” en regardant Maradona y jouer en 1986. D’autres souvenirs de la Coupe du Monde vous ont-ils marqué ?
Herdman : C’est un moment à part dans la vie des gens, fait d’excitation et d’anticipation pendant les préparatifs, avec la publication du calendrier des matches dans la presse et les cartes Panini. Et au coup d’envoi du tournoi, avec la chanson officielle et la retransmission télévisée, on ne se soucie plus vraiment de savoir qui dispute le match d’ouverture.
La Coupe du Monde était tout pour moi. C’était l’été en Angleterre. On allait sur le terrain et on se prenait pour Michel Platini, Glenn Hoddle ou Gary Lineker avec son bracelet. Ce sont les plus beaux jours d’une vie.
Qui aurait pu sérieusement penser à arrêter Diego Maradona à la Coupe du Monde de la FIFA 1986 ?
Herdman : Quelle que soit l’heure, je regardais les rencontres de l’Angleterre avec mon père. Ce sont des souvenirs précieux. Même maintenant, alors que je suis plongé dans le travail et la préparation des moindres détails de nos matches, je tiens à conserver mon âme d’enfant. Je m’efforce d’éveiller un même sentiment chez mes joueurs, en leur conseillant d’aborder la Coupe du Monde dans cet esprit. Je crois que cela nous aidera.